Abris de glace

L'ombre sur la jetée

Depuis quelque temps, j’ai pris l’habitude d’observer Catherine à son insu pendant qu’elle dort.

Cela a commencé de la même façon que bien des habitudes : presque fortuitement. Un peu trop de vin au dîner, trop de rires et de paroles à double sens ; ou bien trop de violence ensuite dans l’amour — ou pas assez.

Quand je me suis réveillé, il faisait nuit. Une vague lueur filtrait au travers des fentes des volets et venait mourir sur les lèvres de Catherine : la lumière de la lune rousse, ou peut-être tout simplement celle de la véranda que nous avions oublié d’éteindre — cela n’aurait pas été la première fois.

Sauf que cela faisait des semaines que nous n’oubliions plus d’éteindre la lumière de la véranda : en fait, nous négligions délibérément de le faire — et il m’arrivait de penser que cela faisait une énorme différence.
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Isabelle

Une barque descend le fleuve.
Sur l’eau infiniment immobile, la barque est immobile ; ou presque : parfois, son nez oscille légèrement comme pour se mettre en travers du courant. Mais ce n’est là qu’un frémissement, l’idée d’un mouvement plutôt que son ébauche. A peine la barque désire-t-elle pivoter vers l’une des berges, à peine songe-t-elle qu’il serait bon peut-être de piquer du nez vers le talus herbeux que les roseaux à la fois dévoilent et dérobent à sa vue, à peine imagine-t-elle la caresse soudaine de l’eau, cette sensation hypothétique provoquée par son hypothétique mouvement vers la berge, lequel lui rendrait enfin sensible le mouvement propre de l’eau — barque elle-même immobile à la fois emportée par le courant et par lui obliquement fuie —, à peine soupçonne-t-elle qu’un tel mouvement est possible... que déjà le fleuve immobile resserre son étreinte autour de ses flancs de bois immobiles. Le fleuve et la barque demeurent ainsi solidaires et pareillement l’un par rapport à l’autre immobiles - comme en eux-mêmes, chacun séparément, ils sont immobiles au sein du paysage également immobile qui défile de part et d’autre des berges, de plus en plus lentement à mesure que le regard s’élève et se perd dans les lointains immobiles de la plaine embrumée.
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Opium

« La jeune personne a été préparée. Elle vous attend. »
Comme la femme s’éloignait sans s’assurer que je la suivais, je gravis après elle l’escalier en colimaçon qui s’ouvrait sur le hall d’entrée, dérobé par une tenture sombre que j’avais remarquée à mon arrivée parce qu’un souffle la faisait frémir de temps à autre. Pendant tout le temps que j’avais attendu, qui avait pu durer entre une demi-heure et une heure, cette sorte d’épais rideau tombant sans pli jusqu’au sol avait remué ainsi trois ou quatre fois, comme si derrière on avait ouvert et refermé une porte. A chaque fois, ç’avait été un mouvement à peine perceptible, une lourde et brève ondulation suggérant que la tenture opaque, d’un brun très sombre tirant vers le noir, pesait un grand poids. Elle donnait l’impression non seulement d’intercepter le moindre rayon de lumière, mais d’étouffer les sons, d’amortir en sa masse et de retenir captives les vibrations de l’air. Quelles folles clameurs emprisonnait-elle de la sorte, à quels débordements de pure terreur avait-elle interdit de parvenir jusqu’à moi ? — cette question m’avait maintenu en alerte pendant toute mon attente, elle avait guidé mon angoisse dans le dédale opiacé de cette heure sans substance, vers ce rectangle obscur et parfait auquel s’était bientôt réduit l’univers.
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Roman noir

Si quelqu’un d’autre que moi lit ceci, c’est que je suis mort — assassiné. Il n’est donc pas exagéré de prétendre que ceci est en quelque sorte mon testament. Tout ce que j’ai à léguer, c’est une énigme ; ou deux énigmes qui n’en font qu’une, ou bien encore une suite infinie d’énigmes, dont la seule pensée tantôt me donne le vertige et endort ma peur pour un temps, tantôt redouble l’angoisse qui me poursuit depuis ce matin, la décuple, la multiplie à l’infini. Depuis ce matin, l’intensité de ma peur suit une courbe exponentielle. Elle s’alimente d’elle-même, selon le schéma infernal de ces chaînes de la chance qui en ce moment propagent dans toute la ville leurs vagues sans cesse grossies : un matin, vous recevez une lettre anonyme, généralement postée depuis une boîte tout aussi anonyme de la poste centrale ; à l’intérieur de l’enveloppe, la photocopie — ou la photocopie de la photocopie — d’un message laconique et terrifiant. Soit vous photocopiez à votre tour ce message en treize exemplaires que vous posterez ensuite à treize adresses choisies au hasard dans l’annuaire de la ville, soit vous vous exposez aux pires calamités. Mathématiquement, quelques semaines suffisent pour que le processus s’enfle jusqu’à inonder chaque boîte aux lettres de la ville de dizaines puis de centaines de messages tous semblables et semblablement terrifiants, cela n’a pas de fin.
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Par la fenêtre (4)

Petite insomnie du gel, des cathédrales allongées dans le flot moribond du silence et des convois funèbres...
Roulure endimanchée de neige artificielle et de suie, haillons de nulle forme et d’aucune tempête : somnolente, la longue reptation d’un jour asthmatique et suburbain quand sans fièvre il se traîne (agonisant sans douleur) vers la fétide tanière des champs et des plaines (en leur obscure froideur) et leur toison pourrissante d’arbres et de marais (asile des orgues lépreuses, des fraticelles, des pendus et des chênes mendiants)...
Tamis grossier jonché de pépites noires, de geais et de mésanges imaginaires (dégouttants de brume, leur rémiges blêmes balayant la ville dans un grand raclement étouffé, chiche et de vigueur à nulle ivresse), le ciel s’éparpille, se délite, dissipe sa poussière d’humide moisson, émiette sa langueur insane au-dessus de ma couche veuve de festins innombrables (tous cloués désormais à ce volet de grise insignifiance qui masque les échafaudages à corps multifides de pendule), l’émiette et la disperse jusqu’aux yeux cernés et lourds, flottants, du phonographe épars (vertige inquiet aux ailes translucides d’un cygne prisonnier d’une contrebasse).
Un vol de colombes empennées de froidure se fige lentement dans mes cheveux tissés de patience, gibet plus que caresse pour les doigts encrochés du vent jaloux de sa tombe, pour ses doigts chargés de bagues véloces de cristal fauve et de poignards pour l’écrin de mon regard comble.

Par la fenêtre (3)

A l’orée brumeuse des légions empanachées (sentinelles immobiles et mornes) des tours et des églises avec les nuages repus pour couvre-chef et les cheminées, les paratonnerres, les antennes pour plumet d’impassibilité ;
A la lisière des portails, à la fonte des grilles et des remparts assoupis sous le poids du silence horizontal, poids du marbre terne des visages, des portées inertes des chatons des nues endiamantées d’averses et d’avions triangulaires ;
Sur l’écritoire emperlé d’ennui, de bruine alanguie et veule, des vitraux et des fenêtres ;
Sur le duvet léger des miroirs ;
Sur le vieil argent des gouttières, goutte après goutte ;
Aux angles des pierres ;
A la patère des lichens pleureurs, du squelette tristement géométrique des croix vierges de leur crucifié et des arbres tentaculaires dans la pince à épiler de la bourrasque ;
Au porte-manteau bossu et paralytique des coudes faiblement métalliques des grues endormies et des parapluies, ténébreuses corolles de fleurs jamais à naître, mortes en l’humus des ondées voyageuses qui s’attardent, leurs basques prises au faîte du toit ;
Tout le long du lacis cendreux des rues et des petits boulevards reclus en leur infinie spécularité ;
Berger sans houppelande et sans chien mené par la transhumance des trottoirs vers l’abri de la pluie ;
- un mois hors de saison accroche une infinité de billets doux, de faux reflets, de larmes en gélatine pour bluette cinéfilmée, de grêlons tièdes : novembre fait son lit dans le mien.

Par la fenêtre (2)

Aux rosées troubles et délétères, frissonnantes, qui naissent au lobe duveteux des porches et des chapelles emblavées d’une solitude flamboyante et noire - j’appose mon œil, sec.
Au limon des fleuves automobiles qui façonnent, rugissants et souples comme des sangles d’acier, la chaussée et l’oreille des gares ; à la crépusculaire rutilance des astres ferroviaires, des comètes, des étoiles fileuses au flanc des horloges ; aux galaxies fracassées de la petite mort ; au galop du soleil sur le front humide des miroirs quand saigne mon poing dans leur ventre dur ; aux trous noirs que sur la mer (au delta du caniveau, la confluence d’une multitude de flaques illusoires) l’insomnie dessine, déchire, obstrue, puis découvre : taches éparses au gré de l’irrespirable carcan de nulle attache (prison de l’éveil) - j’appose mon œil, sec.
A son œil que l’horizon redoute, bleu et noir comme un incendie, comme une absinthe frelatée d’ambre et de musc, d’ambre gris et d’amère salive ; à son œil qui a sur ses crocs recourbés empalé les portes, les poignées de cuivre, les armoires, les chiens et l’orage : tout mon paysage ; à son œil - j’appose mon œil, sec.
Et le dévore.

Par la fenêtre

Opacité du temps meurtri par les poteaux télégraphiques ; de l’espace pris aux rêts des fils électriques et des oiseaux multipliés par avril...
Foulée du ciel en les nuages, la déchirure soudaine et prolixe du bleu liquéfie les sentinelles, le poids d’azur - bruire en les sentines désuètes de la romance, du charroi vertical.
Déjà, les clochers des usines ont pris dans leurs filets une immensité d’étoiles (cantharide d’insectes percés, volages) : rapt aux ailes de la nuit - aigles prompts à la chute (à la chute du jour), ils ont griffé le silence sur l’ongle du toit.
Les rails acérés luisent sous le ventre d’un tramway jaune.
Crisse l’espace au pas décidé de mon regard, étincelle hagarde !
Sacrifié au dard immobile de l’index, le vol honteux des passants, lourd et malhabile, comme une poignée de braises au vent des fossoyeurs et de l’éveil...
Choc (surprise éphémère) de l’œil contre l’horizon nouvellement enfanté par le froid d’avril : trop clair, acharné à la conquête - bruyante progéniture des cimetières aveugles.
Ritournelle infiniment morcelée des fenêtres et des gouttières, du soleil et de la fosse oblongue...
Eclats durs et mortels du gel en le verre écartelé sur la toile des araignées nocturnes ; aux carreaux tranchants d’un rapide miroitement par-delà la trame des échelles, le canevas des rigoles et les jeux des enfants ivres du vin de la boue...
Brisée en son milieu, la paresse d’un rayon d’outre-couleur oscille au cou des potences et dans le jardin des fleurs des étals des boutiques éventrées.
Et sur une couche d’ennui et de terreur aisés s’inscrit la trace immobile, le reflet concave (tombe quotidienne) d’une nudité familière et depuis longtemps rassasiée.
Dehors, par la fenêtre bleue de froid, l’amour se dévoile - et devient invisible.

Le potage de l'alphabet

Vous souvenez-vous, inspecteur, de la façon dont vous avez appris à lire ? Quel livre vous ouvrit le premier accès au signe ? Enfant, quelle lettre préfériez-vous ? Le O, dont la rondeur maternelle se referme sur l’angoisse première du cercle, ce labyrinthe parfait ? Le Q, peut-être, grâce auquel vous découvrîtes les délices de l’homonymie et de la transgression ? Ou bien, comme tant d’autres, fûtes-vous d’emblée séduit par l’S, par la parfaite adéquation entre sa forme serpentine et le monde de sifflements que suscite son énoncé ?
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Ritournelle

Il y a deux façons de raconter cette histoire ; aucune n’a ma préférence, toutes deux ont pour point de départ la même anecdote — véridique. Toutes deux ont trait à la mémoire de mon père. Mon nom est Ravel, comme le sien ; je suis le fils de Maurice Ravel.
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